Songes draconiques

Assis au centre de la chambre qui lui avait été allouée au palais, le draconien méditait dans la posture du Lotus Ardent, ses jambes croisées et sa longue queue écailleuse lovée autour de lui à la façon d'une mère ophidienne gardant ses précieux oeufs.
Il avait depuis longtemps renoncé à faire usage de l'ameublement humain, peu adapté à sa massive morphologie reptilienne. Il avait déjà chassé à plusieurs reprises les serviteurs chétifs qui venaient le mander, refusant même tous les plats de nourriture que ceux-ci lui amenaient. Le songe du Dragon emplissait ses pensées, il le nourrissait...

En dépit du fait que son corps se trouvait à lui réclamer pitance, son estomac vide gémissant sa faim, Mulaag ne parvenait à se résoudre à avaler quoi que ce soit, encore moins les infects fruits exotiques que les natifs semblaient tenir pour un luxe de roi.
Il se souvenait des enseignements du temple, des histoires qui lui avaient été racontées au sujet du songe du Dragon. Il avait commencé à se manifester à lui depuis un peu plus d'un mois déjà, et pendant un mois il n'avait cessé de s'astreindre à la discipline du jeun et de la méditation des Versets de la Flamme, assis à même les dalles de pierre froide, muré dans le silence. Ignorant le monde extérieur, disparaissant du quotidien de ses compagnons écaillés, laissant les servants assignés à son service perplexes.

Le songe du Dragon. Un état de grâce, selon les prêtres d'Asharet, durant lequel un draconien devenait le réceptacle privilégié de révélations divines, ou de visions qui lui étaient envoyées par Tiamat. Il était recommandé durant ces périodes de ne point souiller son corps par l’absorption d'une quelconque nourriture et de se contenter uniquement d'eau claire, la puissance du dieu dragon se chargeant d'alimenter et de porter l'élu tout du long de la durée du songe. Toute mort résultant de ce strict régime était interprétée comme le signe de l'impureté du suppliciant.
Mulaag présumait que sa lecture du Draconomicon, trop brève à son goût, avait enclenché le processus. D'abord fugacement, puis de plus en plus vivement, ses pensées s'étaient peuplées de visions étranges, des fragments de concepts l'avaient effleuré en un déploiement subtile et vertigineux, nés de l'esprit d'une puissance bien trop importante et titanesque pour qu'il ne puisse les appréhender dans leur totalité. Il s'était dès lors retiré du monde, se repliant comme on le lui avait enseigné en adoptant la position de l'oeuf parfait.

Il n'aurait été capable de le jurer, mais il avait tout du long senti une présence l'envelopper, le protéger et le nourrir, d’une façon qui n'était pas sans lui rappeler de troubles souvenirs remontant au temps où une épaisse coquille préservait son frêle petit corps du reste du monde.

Seul l'arrivée du message en provenance des siens avait su le tirer de sa contemplation, et il avait titubé d'un pas lourd jusqu'à l'humain tremblant pour lire la missive, ses idées toujours fluctuantes, oscillant entre le réel et la grandeur de l'esprit divin de Tiamat.

Il n'avait pas totalement réussi à se remettre de la longueur de son jeun, et c'est en s'efforçant de conserver une posture digne qu'il avait rejoint ses compagnons. Il s'était déroulé de nombreuses choses durant son absence. Et il était temps de signer le traité, bien que d'autres évènements se préparaient en parallèle...